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Études & essais

Un vocabulaire de parenté gitan

Une terminologie marquée par le don
A Gypsy Kinship Vocabulary. A Terminology Characterized by the Gift
Nathalie Manrique
p. 35-54

Résumés

La terminologie espagnole de type eskimo est le modèle de référence utilisé par la communauté gitane de Morote et de San Juan (Andalousie) pour désigner les membres de la parenté. Elle renvoie généralement aux mêmes positions généalogiques (consanguines et affines) que les vocables castillans. Cependant, les usages des termes castillans par ces Gitans peuvent parfois sembler incongrus aux non-Gitans (Payos). En outre, les comportements associés à ces mêmes termes diffèrent parfois de manière significative de ceux que les Payos adoptent. Par ailleurs, un même vocable (chachi et son corollaire féminin chacha) n’apparaît que dans les désignations de la consanguinité et de l’affinité des femmes gitanes. Il met en relief une certaine prépondérance des liens utérins, contrairement à l’idéologie gitane fortement androcentrée. En fait, il ne fait qu’affirmer la prégnance du don masculin (en particulier nourricier) et son pouvoir structurant de l’organisation sociale gitane et de ses représentations.

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Texte intégral

Je remercie très chaleureusement Klaus Hamberger pour sa relecture d’une version antérieure et pour ses commentaires.

  • 1 Afin de conserver l’anonymat de mes informateurs dont j’ai gardé les prénoms, ce sont les noms des (...)
  • 2 J’utilise de préférence les termes « donateur » et « donataire » au lieu de ceux, plus fréquents da (...)

1Les Gitans installés à Morote et à San Juan1, deux petites bourgades sises au milieu des pinèdes des monts orientaux de la province de Grenade (Espagne), emploient le vocabulaire de parenté castillan (espagnol) usuel, cependant que leurs usages de la terminologie castillane ainsi que leur système d’attitudes révèlent in fine l’importance structurante du don dans les représentations gitanes de l’organisation sociale et, surtout, la prépondérance de la position, hautement valorisée et valorisante, de donateur2.

  • 3 Terme pris au sens de Dumont (1966 : 396-403).

2Les relations sociales s’intègrent en effet dans un schème de hiérarchisation des individus en fonction du processus général développé par Mauss (1989 [1950]), selon lequel le donneur est supérieur au receveur lorsque ce dernier n’est pas en mesure, pour des raisons socio-économiques ou idéologiques, de rendre ce qu’il a reçu : « Le don non rendu rend […] inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour » (Ibid. : 258). Le don instaure donc une hiérarchie3 entre deux parties. Tout individu se trouve généralement dans l’obligation de rendre. L’acte par lequel un individu donne un bien – symbolique ou matériel – à un autre place automatiquement ce dernier dans une position inférieure. Un don en retour, qui serait effectué du donataire originel au donateur, rééquilibrerait cette situation. C’est ce que Mauss (Ibid.) désigne par l’expression « contre-don », et Lévi-Strauss (1967 [1947]) par la notion de « principe de réciprocité ».

3Pour les Gitans de Morote et de San Juan, les êtres vivants sont classés dans des catégories héritées à la naissance, qui déterminent a priori leur propension à donner. Ainsi l’organisation sociale gitane se découpe-t-elle en catégories d’individus hiérarchisées entre elles, dont les membres sont soit donateurs, soit donataires. Ces catégories sont englobées les unes dans les autres et composent l’ensemble du monde vivant :

Figure 1. Classification des êtres vivants selon les Gitans de Morote et de San Juan (Espagne)

Figure 1. Classification des êtres vivants selon les Gitans de Morote et de San Juan (Espagne)
  • 4 Cette capacité de renversement de statut entre les catégories fait partie, selon Dumont, de la défi (...)
  • 5 Cette identité gitane, contrairement à la « valeur cardinale » de Dumont, n’est pas une valeur comm (...)
  • 6 L’identité gitane est en effet perçue comme une qualité quantifiable (cf. Manrique 2010).

4Ici, l’obligation de rendre, principe fondamental de la théorie maussienne, ne s’applique pas, avec pour conséquence la pérennité et la quasi-étanchéité des catégories. Au sein de chacune d’elles, en revanche, l’égalité est censée régner : le contre-don y est cette fois concevable, rééquilibrant de la sorte les statuts entre pairs. Selon Dumont (1966), dans les sociétés hiérarchiques, les catégories sociales englobées sont subordonnées aux catégories englobantes, même si dans certains contextes la situation s’inverse4. Dans le cadre gitan, au contraire, les catégories les moins englobantes se trouvent dans une plus grande proximité avec l’idéal du don, comme si la multiplication des sous-catégories avait pour effet d’écarter les scories pour ne retenir in fine que le substrat supérieur, quasi divin, de l’identité des Gitans5. Cette « quintessence » gitane se révèle au mieux dans la catégorie suprême du don. Ainsi, toute circulation de bien – quelle qu’en soit la direction – impliquant cette catégorie cardinale est considérée comme un don. Et cette catégorie de donateurs par excellence, à laquelle toutes les autres sont subordonnées sans être aucunement intégrées, regroupe les hommes les plus âgés de la communauté, les « vrais » Gitans en somme, c’est-à-dire ceux qui se situent au plus près de l’idéal gitan et prétendent, par là, à une gitanité plus complète6.

  • 7 Le mari doit « faire [l’enfant] petit à petit comme une machine, jusqu’à la fin » (extrait de mon c (...)

5En réalité, conformément aux représentations de l’acte sexuel pour lesquelles les hommes qui « plantent la semence dans le corps des femmes » sont moteurs dans le processus de procréation7, les Gitans considèrent que les donateurs, censés maîtriser par là les diverses situations interactives du champ social, sont supérieurs aux donataires qui, en contrepartie, subissent l’action. Par le biais du mariage, ils font et défont, avec leurs « biens les plus précieux » (Lévi-Strauss 1967 [1947] : 73), les liens qui trament l’ensemble des réseaux en privilégiant certaines alliances au détriment d’autres, et assurent ainsi leur supériorité en tant que donneurs par rapport aux femmes, mais également par rapport à leurs pairs. L’alliance est en effet le moyen privilégié par lequel les hommes démontrent leur prodigalité, critère qui, en induisant la maîtrise des situations d’interaction, délimite les contours de la hiérarchie sociale.

  • 8 En revanche, le vrai rapt est condamné : niant l’égalité transitoire et réversible entre pairs, il (...)

6Or, les Gitans de San Juan et de Morote ne pratiquent que le mariage par rapt. Qu’il soit réel ou feint, cet enlèvement est systématiquement décrit par mes interlocuteurs comme étant une « prise » de la jeune femme par la force8. Prise, la femme n’est plus reçue. Ce qui signifie qu’en amorçant l’action, le preneur se hisse à la position de donneur : cette forme nuptiale met en effet en scène l’action de prendre et nie celle de la réception de femme. La famille du jeune homme, celle qui, dans le langage anthropologique serait plutôt receveuse de femme, est dès lors perçue comme donatrice et donc comme supérieure à celle de la jeune femme.

Une terminologie gitane ?

  • 9 Les premiers témoignages écrits attestent de leur présence en terre ibérique depuis le xve siècle. (...)
  • 10 Le calo est la langue des Gitans d’Espagne.

7La question peut sembler saugrenue. Les Gitans, installés depuis fort longtemps en Espagne9, utilisent effectivement de manière usuelle les termes castillans pour exprimer leurs liens de parenté, de sorte qu’ils devraient posséder une nomenclature de parenté de type eskimo, semblable à celle de leurs voisins non gitans. Toutefois, alors que j’étais à Morote, le terme calo10 chacha et son corollaire masculin chachi, couramment employés dans le quartier où je résidais, attirèrent plus particulièrement mon attention. Au départ, j’ai pensé qu’il ne s’agissait que d’un petit nom familier ou d’un surnom utilisés entre femmes, tant il est fréquent que les Gitanes très liées usent de ce type de tournures affectueuses – telles que « mienne » (mía) – pour s’interpeller. Qui plus est, j’avais remarqué que seules les femmes avaient recours à ce terme chacha/chachi. Mais, rapidement, je pus constater que ce vocable était souvent utilisé pour s’adresser ou se référer soit à un germain, soit à un germain de mère. J’ai alors entrepris d’établir la liste de tous les termes de parenté employés par les Gitans, castillans ou calé (pluriel de calo), pour les mettre en relation avec toutes les positions généalogiques nommées. Il s’est avéré que le vocabulaire de parenté des Gitans de Morote et de San Juan était particulièrement représentatif d’aspects fondamentaux du fonctionnement de l’ensemble de la structure sociale gitane locale.

Une terminologie révélatrice du don

8La terminologie recueillie auprès des Gitans de Morote et de San Juan est généralement empruntée à l’ensemble des termes castillans [tabl. 1 et 2] :

  • 11 Je n’ai relevé cette occurrence qu’une seule fois. Il s’agissait du cas particulier d’une jeune fem (...)

Tableau 1. Les termes de la consanguinité11

Tableau 1. Les termes de la consanguinité11

Tableau 2. Les termes de l’alliance

Tableau 2. Les termes de l’alliance

9Le vocabulaire repris dans ces tableaux correspond, la plupart du temps, aux mêmes consanguins et affins que dans l’espagnol courant. Ainsi, pour les Payos (non-Gitans) comme pour les Gitans, un frère est un hermano, un cousin est un primo, un beau-frère, un cuñado, les beaux-parents sont les suegros, etc. Parfois, les termes sont d’origine gitane (patu, matu, chavorrillo/a), mais trouvent une traduction exacte dans le vocabulaire castillan : il s’agit respectivement des « père » (padre), « mère » (madre) et « fils/filles » (hijos/hijas).

10En général, les surnoms et autres sobriquets (familiaux et individuels) sont privilégiés : parce qu’on les conserve sur trois, voire quatre générations, ils détiennent et permettent d’entretenir la mémoire des relations entre les groupes et les individus de la communauté (Manrique 2008). Cependant, pour désigner les positions de père, de mère, d’oncle et tante maternels, et de co-beaux-parents (les consuegros), le vocabulaire de parenté est préféré. De fait, l’emploi de termes tels que patu (ou padre), matu (ou madre), chacha/chachi et consuegros permet avant tout de faire connaître les interactions entre des individus et des groupes imbriqués, par l’alliance et la filiation, dans des relations de donateurs à donataires. Ces termes servent à marquer la place prépondérante de certains individus dans les réseaux de parenté ; ils sont donc les piliers sur lesquels se bâtit l’identité des Gitans de ces deux villages.

Le don dans la fabrique des corps et de la parenté

  • 12 À l’inverse, les femmes reconnaîtraient, à leur maigreur, les hommes qui ont une activité sexuelle (...)

11Selon les Gitans de Morote et de San Juan, c’est le don de sperme qui est à l’origine de la conception car, mélangé lors de relations sexuelles à du sang féminin (menstrues), il le coagule et forme, de manière spontanée, un fœtus (Manrique 2004). Le sang de tout individu est en grande partie constitué lors de cette fécondation ; c’est la digestion alimentaire qui permettra, par la suite, d’ajuster la quantité de nutriments nécessaire à la croissance. Le sang des hommes se régénère graduellement au cours de leur vie, grâce à la circulation interne qui transite par les poumons purificateurs. Celui des femmes ne se modifiera progressivement qu’après leur mariage, et ce sont les relations sexuelles considérées comme un don alimentaire qui favoriseront leur épanouissement. En effet, le sperme, lorsqu’il ne sert pas pour une fécondation, aurait la capacité de faire grossir et de rajeunir le corps des femmes (Manrique 2009). Ainsi, lorsqu’une femme prend du poids, il est fréquent d’entendre : « que nueva se ha puesto [qu’est-ce qu’elle est devenue jeune] », ce qui sous-entend qu’« elle a eu plusieurs rapports sexuels récemment »12. Au-delà de la fonction procréative, le mariage se révèle donc important pour une femme puisqu’en nourrissant son corps, il est aussi une garantie pour elle de force physique, c’est-à-dire de santé, jeunesse, mais également de beauté.

12Les hommes transmettent leur sang à leurs enfants. Concernant les filles, ce sang paternel sera peu à peu remplacé après leur mariage par celui de leur époux. Concernant les fils, c’est la transformation de leur sang en sperme qui contribuera à effacer de manière graduelle et individuelle le sang paternel. Suivant cette logique, les aîné(e)s de chaque fratrie, conçu(e)s grâce au sang de leur grand-père maternel encore présent dans le corps de leur mère, possèdent une identité sanguine plus proche de leurs maternels que celle de leurs cadets.

  • 13 Paloma Gay y Blasco (1999) remarquait déjà l’importance sociale de l’affection dans les liens entre (...)
  • 14 Dans la consanguinité, affection et relation de don nourricier sont intrinsèquement liées. En revan (...)

13La résidence est un autre facteur marquant la proximité des aîné(e)s avec leurs parents maternels. En effet, même si la résidence d’un couple nouvellement marié est généralement patrilocale, dès la naissance de leur premier enfant, la jeune mère (parfois sans son conjoint) et le nourrisson s’installent chez les parents de celle-ci. Ils y restent jusqu’au sevrage de l’enfant et parfois même jusqu’à celui de son cadet. Ensuite, le couple et l’enfant (ou les deux enfants) retournent vivre auprès des grands-parents paternels (Manrique 2008). Au cours des premiers mois de leur vie, la résidence des aîné(e)s est donc uxorilocale. Ils sont élevés par leurs maternels, qui deviennent leurs parents nourriciers (réels ou putatifs), raison pour laquelle ils – les femmes surtout – leur vouent une affection13 toute particulière (Manrique 2012). Le vocable chachi et son féminin chacha désignent d’ailleurs à la fois les oncles et tantes maternel(le)s, et les frères et sœurs aîné(e)s. En substance, à l’instar de la résidence des aîné(e)s, il révèle une corrélation forte entre ces derniers à leurs parents utérins. Cette correspondance terminologique s’incarne au quotidien dans une relation de respect sans réserve, allant de pair – contrairement à ce qui se passe dans d’autres sociétés où le respect est généralement combiné à un sentiment de crainte – avec une profonde affection (cariño)14. On comprend dès lors que des liens spécifiques unissent parents maternels et premiers-nés de chaque famille.

Chachis chéris

14Le terme chacha/chachi était également usité – surtout par le passé – par les non-Gitans de San Juan et de Morote où seules quelques personnes âgées de près de quatre-vingts ans s’en souviennent. D’après celles-ci, cette appellation était utilisée à la fois par les hommes et les femmes, et son acception sémantique était uniquement oblique : chachi et chacha désignaient à la fois les germains de père et de mère, mais les frères et sœurs aînés étaient apparemment exclus de cette désignation.

15Certains vocabulaires15, collectés dans des régions géographiquement proches de ces deux bourgs, comprennent ce terme. Il y figure comme une particularité du parler local et renvoie parfois uniquement aux germains de père et de mère, parfois également aux conjoints et aux germains de la génération d’ego, cela sans aucune distinction entre les maternels et les paternels. Par ailleurs, ce vocabulaire local était utilisé à la fois par les hommes et par les femmes.

16Dans le dictionnaire établi par Juan Rodríguez Titos, à l’entrée de ce vocable, ce philologue natif de la province de Grenade, écrit :

  • 16 J’ai choisi d’utiliser la forme chachi plus proche de la prononciation relevée à Morote et à San Ju (...)

« Chacho-cha : 1. Frère aîné. 2. Oncle (ce terme est en train de disparaître) : il persiste de manière résiduelle dans quelques prénoms familiaux ou dans quelques surnoms : chacho Antonio, chacha Nica.
Chache16 : synonyme de chacho. Il a pratiquement disparu »(1996 : 100, ma traduction)

  • 17 Communication personnelle de l’auteur Antón Carmona Fernández, en 2004.

17Chez certains groupes gitans vivant dans les grandes villes, cette désignation persiste également en accompagnement de quelques prénoms ou surnoms d’un aïeul, sans que les significations adoptées par les Gitans de Morote et de San Juan leur soient connues17. Or, chez ces derniers, les deux acceptions (horizontale et oblique) de chachi et chacha perdurent aujourd’hui encore.

18Dans d’autres études se rapportant à des communautés gitanes espagnoles, il est fait mention du terme tío et de son féminin tía qui correspondent en espagnol aux « oncle » et « tante ». Là aussi, ces termes concernent des individus hautement respectés au sein de la communauté, mais le lien de parenté que les locuteurs entretiennent ou non avec ces personnes n’est nullement pris en compte. Teresa San Román (1976, 1997) et David Lagunas Arias (2000), qui ont tous deux étudié les Gitans catalans, en font état, sans pour autant préciser si ce terme est plus particulièrement utilisé par les femmes et/ou pour les aîné(e)s de fratries.

  • 18 Contrairement, par exemple, à l’interdit matrimonial qui touche les frères de lait dans certaines s (...)

19Parallèlement à ces appellations spécifiques, les chachas et chachis jouissent de statuts particuliers parmi leurs consanguins. Tout d’abord, selon la règle générale, seuls des individus vivants peuvent transmettre leur surnom, et seulement en ligne agnatique : ainsi, un homme hérite du surnom de son père, ou du père de son père s’il est donc toujours vivant (Manrique 2008). De leur côté, il semble que les femmes puissent transmettre leur surnom à leur nièce utérine. Cette licence accordée aux femmes est cependant trompeuse : elles ne peuvent en aucun cas léguer leur surnom à leur fille, ce qui souligne leur exclusion du processus de transmission filiale général. De sorte que, même si la transmission surnominale témoigne de l’importance du lien entre tantes et nièces utérines, cette relation oblique, niée par les hommes, reste négligeable dans l’ensemble de l’organisation sociale. Cette relation féminine pourrait se comparer à la pratique du « prêt de sein » entre sœurs (cette relation inclut parfois la mère) pour l’allaitement de leurs enfants qui n’engendre pas non plus de conséquences sociales particulière s18. De plus, cette transmission oblique ne s’arrête pas, à la différence de la norme masculine, au moment du décès de l’éponyme, confirmant une nouvelle fois le peu d’incidences des pratiques de parenté des femmes sur un système où les statuts ne s’héritent pas (Ibid.).

  • 19 Cf., à ce sujet, l’article d’Anne Cadoret (1999) qui concerne le rôle quasi maternel des tantes uté (...)

20Autre signe de leurs statuts particuliers, la durée du deuil pour un chachi ou une chacha peut être équivalente à celle respectée pour un ascendant ou un descendant direct (quatre ans pour le père, la mère et un enfant ; en général, deux ans pour un germain et un germain de père ou de mère, etc.). Ou encore, les chachas sœurs aînées, lorsqu’elles sont célibataires, bénéficient de privilèges qui leur confèrent une indépendance presque totale par rapport au reste de la maisonnée : elles possèdent leur propre chambre et de l’argent personnel, qu’elles peuvent gérer à leur guise. Respectées par les hommes de la famille, elles sont traitées comme les quasi-mères de leurs germains cadets et de leurs neveux utérins19.

21Enfin, ce terme possède une autre acception spécifique au vocabulaire gitan, qui n’existe pas dans les parlers locaux non gitans : chachi signifie également « vrai » en calo. Les usages gitans de ce terme étant plus riches, il est fort probable qu’il se soit glissé dans le parler non gitan grâce au calo, et non l’inverse. De surcroît, le terme chachipen, autre mot calo couramment utilisé par les Gitans de Morote et de San Juan, signifie pour sa part « vérité pure », ce qui est un élément supplémentaire pour corroborer l’origine calo du terme. La racine chachi servirait donc aussi à désigner les « vrais », la « vraie parenté » en quelque sorte.

La parenté “vraie”

  • 20 On sait que 96 mariages sur 323 ont eu lieu entre cousins du quatrième degré civil. Ils représenten (...)

22Remarquant cette affinité terminologique entre les germains de mère et les aîné(e)s de fratries, parfois aussi avec leurs conjoints, nous pouvons nous interroger sur le sens de cette analogie entre deux positions générationnelles distinctes. En premier lieu, nous pourrions imaginer qu’il s’agit d’une désignation mettant en avant la position de donneurs de femmes. Effectivement, les mariages entre cousins et les échanges de germains sont fréquents20 ; les frères aînés comme les oncles maternels peuvent donc apparaître comme étant les agents principaux de l’échange matrimonial. Or, les mariages des Gitans de Morote et de San Juan s’opérant par rapt, il serait aberrant d’appliquer ici d’emblée la théorie lévi-straussienne de l’échange. De plus, comme nous l’avons vu, les donateurs sont, pour ces Gitans, les individus par lesquels le sperme est transmis, c’est-à-dire ceux situés dans la position opposée à la théorie classique de l’échange. Qui plus est, l’égalité entre pairs étant prônée et valorisée, dans la proche consanguinité, des mariages entre groupes de germains, où hommes et femmes circulent dans les deux sens, permettent justement d’éviter cette classification hiérarchique entre donateurs et donataires. Ainsi, les mariages « entre soi », entre des groupes déjà impliqués dans un réseau de don, rééquilibrent les dons et assurent l’égalité statutaire entre donateurs et donataires. La notion de « donneurs de femmes » est donc peu précise pour décrire les alliances des Gitans de Morote et de San Juan.

  • 21 Les hommes se défendent, tout comme Joseío, d’employer les termes chachi et chacha, et les considèr (...)
  • 22 Patrick Williams (1984) a décrit la nomenclature de parenté d’un groupe rom, en provenance d’Europe (...)
  • 23 Leonardo Piasere (1982 : 9) avait constaté au contraire le rôle négligeable du sexe dans le vocabul (...)

23Par ailleurs, conformément à la racine gitane du terme, ce vocable dévoile, du moins dans le discours des femmes21, une certaine prépondérance de la parenté utérine, considérée comme la « vraie » parenté22. Par conséquent, dans la consanguinité et à G+1, une femme n’appellera généralement « chacha » que ses tantes maternelles. Ainsi Beatríz, jeune femme de vingt-quatre ans, dit n’appeler « chacha » que la demi-sœur utérine de sa mère parce qu’elle est sa « vraie tante » (tía de verdad), contrairement aux demi-sœurs agnatiques de sa mère et à ses tantes du côté paternel. Utilisé quasi exclusivement par des femmes23, le terme chacha/chachi désigne ici des individus seulement unis par des liens utérins.

24Les conjoints sont généralement associés par cette même désignation [fig. 1]. Par exemple, Esperanza dénomme « chachi » le conjoint de sa sœur aînée. Une de ses tantes agnatiques jouit également de cette désignation ; mais, Esperanza m’informe qu’elle est l’épouse d’un chachi :

Figure 2. Utilisation des termes chachi et chacha par Esperanza

Figure 2. Utilisation des termes chachi et chacha par Esperanza

25En somme, l’utilisation, par les femmes, du vocable chachi/chacha fait apparaître une bifurcation collatérale qui n’existe ni dans la terminologie de parenté gitane des hommes ni dans le vocabulaire castillan. Cette configuration particulière dans un système terminologique pourtant de type eskimo révèle en fait une place singulière attribuée à une certaine catégorie de parents : pour les femmes, en particulier les aînées, les liens utérins priment sur la parenté agnatique.

26Le cas d’Eva est à ce titre exemplaire. Fille unique née à Morote, Eva est mère de deux petites filles. Elle vit à San Juan, lieu de naissance de son mari, même si elle fait encore de fréquents séjours dans la demeure parentale. Un jour, alors qu’elle m’avait invitée à prendre un café chez elle, elle demanda à sa fille aînée, Saray, d’aller chercher du lait chez Elena, la tante paternelle de la petite fille, et de ne pas oublier de l’appeler « chacha ». Bien que cela semble contredire le fait que seuls les maternels ont droit à cette désignation, il n’en est rien puisqu’Elena est la cousine parallèle matrilatérale de Josefa, mère d’Eva :

Figure 3. Une chacha tante paternelle

Figure 3. Une chacha tante paternelle

27Elena réside en outre dans une maison située juste en face de celle d’Eva et toutes deux ont de fréquentes relations d’échange de services. En désignant sa tante paternelle par le terme chacha, Saray entérine un lien de parenté utérin entre celle-ci et sa mère, scellant par là une relation affective et, surtout, affirmant (suivant les recommandations de sa mère) sa solidarité indéfectible envers Elena.

28De même, Yolanda, jeune femme d’environ vingt-cinq ans, prétend ne nommer personne de sa famille « chachi » ou « chacha ». Cela me sembla, de prime abord, très étonnant : elle était la première femme à me tenir ce discours généralement réservé aux hommes. D’autant que Yolanda vit à proximité de ses familles paternelle et maternelle. Or, sa grand-mère maternelle, aujourd’hui décédée, fut veuve pendant de nombreuses années, ce qui est perçu de manière très négative. En outre, ses maternels appartiennent à une famille très marquée par les handicaps (un oncle sourd-muet, deux oncles nains et une tante vivant au loin et ayant épousé un nain), comme si cette famille était frappée d’une quelconque punition divine. On pourrait donc en déduire qu’il n’est peut-être pas très bon pour son statut personnel de reconnaître un lien de dons avec une famille maternelle touchée à ce point par la disgrâce. Quoi qu’il en soit, cela confirme le fait que cette dénomination est quasiment toujours réservée aux parents utérins.

29À la question « pourquoi l’appelez-vous “chachi/chacha” ? », la réponse systématiquement obtenue est « c’est lui/elle qui m’a élevée », ce qui sous-entend que « c’est lui/elle qui m’a nourrie ». Cette phrase est généralement suivie par une autre marquant l’affection particulière vouée à son/sa chachi/chacha.

30Dans les discours, une distinction supplémentaire se dessine entre les chachi et chacha situés à G+1. De manière générique, on sait que ces termes désignent les oncles et tantes : c’est en effet ainsi qu’ils sont traduits en castillan par l’ensemble de mes informateurs. Or, en demandant quelles sont plus précisément les personnes appelées de cette façon et en établissant en parallèle un arbre généalogique, je me suis aperçue qu’il s’agissait non seulement des maternels et de leur conjoint, mais, surtout, des oncles et tantes préférés, pour qui l’on ajoute le possessif « mon/ma » (mi) quand on les dénomme (mi chachi ou mi chacha).

31En fait, les oncles et tantes préférés sont les « vrais » parents nourriciers (et non plus des parents nourriciers putatifs), ceux qui, ayant effectivement joué ce rôle pour leurs nièces, entretiennent avec elles un lien affectif privilégié. Ils avouent en retirer une certaine fierté, puisque cela affiche leur statut de donateurs, ce qui est plutôt valorisant. À l’inverse, Antonio m’explique qu’il n’utilise jamais cette forme de désignation, car appeler un de ses oncles « mi chachi » serait déprécier ouvertement ses autres consanguins situés à G+1. Dans le même ordre d’idées, Juliana se réfère très émue à sa sœur aînée Adoración lorsqu’elle utilise l’expression « mi chacha » : celle-ci, après le décès de leur mère, éleva quasiment tous ses cadets. Ou encore, Felicita, cinquante-six ans, me précise qu’elle appelle « mi chachi », en termes d’adresse et de référence, son frère aîné « parce qu’il nous a tous élevés [toute sa fratrie] ».

32Les discours étant plus souvent allusifs qu’explicites, seules quelques personnes intégrées dans une sorte de réseau de confidentialité (celles qui ont connaissance du statut de donateur ou de donataire de chacun) savent exactement les contenus affectifs des termes de parenté. Les liens d’affection, tout comme les liens de parenté, sont en fait une affaire de famille, dont les membres en apprennent les ramifications par la pratique et en saisissent dès lors la teneur et l’intensité. Les individus non impliqués dans les relations familiales ne peuvent que donner le change et essayer de s’informer afin d’éviter de faire une bévue (surtout si un mariage est prévu…) : les attitudes attendues peuvent fortement différer.

Deux systèmes d’attitudes

  • 24 C’est le cas d’Alicia qui est née après deux garçons et deux sœurs aînées sourdes-muettes. Elle est (...)

33L’attitude des Gitans de Morote et de San Juan vient souligner cette distinction établie entre les utérins et les agnats, surtout pour ceux situés à G+1 et G+2. Ainsi est-il frappant de constater une différence de comportements, surtout perceptible lorsqu’ego féminin est une aînée ou assimilée comme telle24, envers les oncles, tantes et grands-parents selon qu’ils/elles sont maternel(le)s ou paternel(le)s : une aînée entretiendra une relation détendue, parfois même à plaisanterie, avec ses paternels, alors qu’elle se conduira de façon beaucoup plus retenue avec ses maternels. De sorte que les paternels sont considérés avec une certaine dérision, parfois mêlée de mépris par leurs aînées, sans qu’ils ne s’en offusquent réellement, tandis que les maternels sont, tout aussi naturellement, traités avec d’ostensibles marques de déférence.

  • 25 Même si ce type de comportement est condamné par l’ensemble de la communauté.

34Pour illustrer ces différences d’attitudes, prenons l’exemple d’Alicia, jeune Gitane de dix-huit ans : un jour, à Morote, alors que je discutais avec elle et deux de ses cousines germaines dans le parc du « quartier gitan » San Clemente, Alicia interpella brusquement son oncle paternel, Jose, qui passait près de là. Celui-ci s’approcha de notre groupe et sa nièce commença alors à l’invectiver assez violemment tout en postillonnant sur lui des résidus de graines de tournesol que, quelques minutes plus tôt, elle dégustait paisiblement. Celui-ci protesta mollement, lui faisant tout de même remarquer qu’elle salissait son pantalon, jusqu’à ce que, ne parvenant pas à placer un seul mot, il finisse par s’éloigner. Après son départ, ses deux cousines, qui elles ne sont pas apparentées à Jose, reprochèrent certes à Alicia son attitude outrancière, mais ne condamnèrent aucunement son impertinence, qu’elles estimaient certainement légitime. En revanche, j’ai par ailleurs pu constater qu’Alicia porte une grande considération à son autre oncle Roque, le frère de sa mère, dans la mesure où, avec lui, elle adopte le comportement de réserve de rigueur avec les personnes plus âgées : à savoir n’oser leur adresser la parole qu’en de rares occasions. Il est vrai que Jose, à la différence de Roque qui est contremaître, est peu respecté dans la communauté : il boit beaucoup et violente parfois sa femme et sa mère, veuve depuis quelques années. Cela étant, d’autres hommes sont eux aussi connus pour leur brutalité envers les femmes (ce qui, semble-t-il, est d’ailleurs le cas de Roque…), sans pour autant susciter de réactions aussi agressives de la part de leurs nièces25. Soulignons, enfin, qu’Alicia voue, contrairement à la norme, une admiration sans borne à l’une de ses tantes agnatiques, Rafaela, alors qu’elle méprise, cette fois conformément à la règle, Santiaga, l’autre sœur de son père. Or, j’ai appris que Rafaela l’avait allaitée plusieurs années lorsqu’elle était enfant.

35Nous nous trouvons donc ici face à un système d’attitudes où hommes et femmes ne sont pas toujours classés avec leurs germains. Dans la première occurrence, nous avons vu qu’ego respecte plus ses ascendants paternels que maternels : il s’agit, conformément à l’idéologie androcentrée dominante où les hommes sont les donateurs par excellence, de la majorité des cas (Manrique 2010 et 2008). Dans la seconde, ce sont les parents nourriciers (en l’occurence, les utérins) qui sont traités avec davantage de respect que les agnats d’ego : cela concerne plus particulièrement les femmes aînées ou assimilées en tant que telles. Elles leur accordent donc le statut de donateurs, au détriment des agnats.

36En somme, il semblerait que les comportements, dans leur ensemble, sont bien plus influencés par les représentations idéologiques de la relation nourricière (réelle ou putative) que par la structure de parenté à proprement parler. Or, comme la transmission de sang est perçue avant tout comme un don de sperme, substance nourricière par excellence, les représentations nourricières sont donc parfaitement corrélées aux représentations de la filiation pour lesquelles notions de proximité de sang et de nourriture se confondent. C’est pourquoi le père, la mère, tout autant que les chachi et chacha sont, en tant que donateurs fondamentaux, pareillement respectés et chéris par les aîné(e)s et, conformément à cette logique pour ces trois dernières positions, avec moins de ferveur par les cadets (le père est toujours donateur, quel que soit le rang de naissance de ses enfants).

De proches alliés

37Le terme consuegro (« co-beau-parent ») est lui aussi couramment utilisé sans que les prénoms ou surnoms des personnes ainsi appelées soient usités. Il indique de façon claire la relation d’alliance établie lors de l’union des enfants de ces personnes, mettant en évidence les relations de dons qui les unissent, puisque tout mariage instaure un ensemble de dons entre les familles des conjoints (nourriture, services, etc.). On trouve un autre terme d’alliance assez courant, même s’il ne semble pas être investi de l’emploi exclusif que possède celui de consuegro : il s’agit du vocable cuñado et de son équivalent féminin cuñada qui, au sens strict, désignent la relation entre ego et le germain de son conjoint, ou entre ego et le conjoint de son germain. Mais, comme le montre le tableau 2, il s’applique aussi à des relations plus larges, qui trouvent des correspondances dans l’usage castillan – comme concuñado/a, qui se réfère uniquement aux relations mutuelles entre cuñados/as –, ou à d’autres relations affines sans correspondances, cette fois, dans l’usage castillan. Ainsi cuñados/as renvoie-t-il également à tous les alliés qui ne sont pas des suegros, consuegros, yerno ou nuera, en définitive à tous les membres de la communauté avec lesquels le mariage est possible.

38L’intérêt d’employer de tels termes est qu’ils mettent en évidence la liaison entre les deux pôles de l’alliance, entre celui des donateurs et celui des donataires, et, surtout, les positions de chacun. Comme nous l’avons déjà évoqué, il s’avère que la position dominante, celle du donateur, concerne plutôt la famille du marié. En premier lieu, les parents du jeune homme contribuent généralement seuls aux dépenses nuptiales en invitant tous les convives. Puis, cette position donatrice persiste bien après les noces, puisque, la résidence des jeunes mariés étant généralement patrilocale, les parents du jeune homme sont censés subvenir aux besoins de ces derniers, même si ceux-ci, lorsqu’ils travaillent, leur remettent une partie de leur salaire en guise de dédommagement ; et lorsque le couple s’installe dans la famille de la jeune femme après la naissance de leur premier enfant, le marié doit alors partager son salaire avec sa belle-famille. Enfin, durant cette période où leur fille ne vit plus sous le toit de sa belle-famille, ses parents se devront de rendre visite à leurs consuegros, les parents de leur gendre (il leur sera servi du café et quelques douceurs), afin d’entériner la permanence de leur statut de donataires. On assiste donc à une position de domination économique mais surtout nourricière d’une famille sur un individu, en l’occurrence sur la bru mais aussi sur sa famille. La situation inverse est extrêmement rare.

  • 26 Alors que toutes deux ont eu par ailleurs de nombreux conflits, notamment au sujet du partage des v (...)

39Ces différences de positions s’observent aussi dans les relations que les uns et les autres entretiennent au quotidien. Par exemple, en public, les parents d’un jeune homme se permettront plus de familiarité envers leurs consuegros que l’inverse, puisque, de leur côté, ces derniers n’oseront afficher autant de désinvolture. C’est ainsi que Esperanza cherche à intimider sa co-belle-mère, Felicita, sur un ton moqueur, la menaçant ici de viol : « Fais attention quand tu te promènes seule, un jour je te jetterai dans un champ et te planterai le pieu que j’ai entre les jambes »… Felicita se défend timidement, sans élever la voix et sans s’emporter ; elle lui retourne quelques piques mais jamais trop blessantes26. En revanche, elle affiche un comportement très différent avec son autre consuegra, la mère de sa belle-fille, qu’elle n’hésite pas à traiter de façon beaucoup plus désobligeante.

40

41En somme, qu’il concerne les consanguins ou les affins, par le truchement des représentations locales des mécanismes du don, l’usage du vocabulaire de parenté met en lumière la position « naturelle » (es natural) de chacun au sein de la hiérarchie locale. Grâce à son aspect formel, il organise les interactions et les liens entre individus, et inscrit dans les mémoires, de manière pérenne et incontestable, leur place au sein de ces réseaux. Le travail fondamental de gestion des relations sociales qu’endossent certains individus est, donc, par l’intermédiaire de ce vocabulaire, révélé aux yeux de tous.

42Par ailleurs, nous avons vu que, dans l’idéologie gitane, l’importance du lien nourricier (qu’il soit établi par la transmission de sang ou de nourriture), comme moteur du don, légitime et perpétue la suprématie masculine. Les dons des hommes ayant la faculté exclusive d’intervenir directement sur l’identité corporelle des donataires, en particulier celle des femmes (qu’elles soient des alliées ou des consanguines), les agnats possèdent, par définition, un pouvoir de transmission identitaire supérieur aux utérins. Or, lorsque le locuteur est féminin, la terminologie de parenté utilisée nous incite à penser que cette légitimité androcentrée de la position des donateurs pourrait être reconsidérée : en affirmant le rôle nourricier des femmes, cette terminologie fait en effet ressortir l’importance des liens utérins dans la transmission de l’identité. Néanmoins, l’usage d’un tel vocabulaire, relégué aux conversations entre femmes, qui sont exclues de tout mécanisme de don socialement significatif, et aux relations quasi exclusivement consanguines, n’est pas pour autant significatif d’une remise en question d’un ordre social qui reste avant tout organisé par et autour des dons nourriciers masculins (en particulier, les alliances), et donc de la prépondérance sociale des hommes gitans, de leur maîtrise de tous les rouages soutenant et mettant en action les liens sociaux.

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Bibliographie

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Notes

1 Afin de conserver l’anonymat de mes informateurs dont j’ai gardé les prénoms, ce sont les noms des lieux où j’ai effectué mes deux terrains qui ont été modifiés.

2 J’utilise de préférence les termes « donateur » et « donataire » au lieu de ceux, plus fréquents dans la littérature anthropologique, de « donneur » et de « receveur ». Nous verrons, en effet, que ces derniers, en particulier « receveur » qui est souvent associé à « preneur », pourraient engendrer ici des contresens.

3 Terme pris au sens de Dumont (1966 : 396-403).

4 Cette capacité de renversement de statut entre les catégories fait partie, selon Dumont, de la définition même de la hiérarchie.

5 Cette identité gitane, contrairement à la « valeur cardinale » de Dumont, n’est pas une valeur commune à toutes les catégories, mais un critère d’exclusion. En somme, tout se passe comme si les catégories supérieures, en s’éloignant de la nature créée par Dieu, se rapprochaient en contrepartie de la capacité de création. Les êtres inférieurs sont créés, les êtres supérieurs sont créateurs. Dans le cas gitan, ils sont créateurs de lien social.

6 L’identité gitane est en effet perçue comme une qualité quantifiable (cf. Manrique 2010).

7 Le mari doit « faire [l’enfant] petit à petit comme une machine, jusqu’à la fin » (extrait de mon carnet de terrain, 10 mars 2001).

8 En revanche, le vrai rapt est condamné : niant l’égalité transitoire et réversible entre pairs, il exclut de fait les liens de solidarité (d’alliance) entre les co-belles-familles. Plus aucune possibilité de démontrer sa prodigalité n’est accordée aux familles impliquées. Ainsi, le banquet réconciliateur est refusé. Devenue prédatrice, cette famille est alors exclue du jeu des dons.

9 Les premiers témoignages écrits attestent de leur présence en terre ibérique depuis le xve siècle. Cf. : San Román (1976) ; Leblon (1985) ; Sánchez Ortega (1986) et Asséo (2004 [1994]).

10 Le calo est la langue des Gitans d’Espagne.

11 Je n’ai relevé cette occurrence qu’une seule fois. Il s’agissait du cas particulier d’une jeune femme désignant ainsi sa grand-mère maternelle qui l’avait élevée (w.s signifie « woman speaking »).

12 À l’inverse, les femmes reconnaîtraient, à leur maigreur, les hommes qui ont une activité sexuelle intense…

13 Paloma Gay y Blasco (1999) remarquait déjà l’importance sociale de l’affection dans les liens entre Gitans.

14 Dans la consanguinité, affection et relation de don nourricier sont intrinsèquement liées. En revanche, dans l’alliance, le don nourricier, créateur de hiérarchie, engendre des rivalités et, parfois, des conflits.

15 Ces vocabulaires ont été recueillis sur le site : http://www.andalucia.cc/andalu/fabrega.htm. De même, Joan Frigolé, anthropologue espagnol, a rencontré ce terme dans la province de Murcie dont la capitale se situe entre 150 et 200 km de Morote et de San Juan : « Je me rappelle qu’un homme âgé m’a dit qu’il appelait sa sœur aînée “chacha”. Il me semble que la sœur les avait élevés parce que la mère était décédée [Me acuerdo que un señor mayor me dijo que a su hermana mayor le llamaba chacha. Me parece que la hermana les había criado, porque la madre había muerto] » (communication personnelle, ma traduction).

16 J’ai choisi d’utiliser la forme chachi plus proche de la prononciation relevée à Morote et à San Juan. Mais, le –i final est en réalité prononcé avec un son intermédiaire entre les sons « é » et « i » français. D’où la possibilité de retranscrire ce terme par : chache. La forme chacho qui reprend la forme masculine du Castillan semble être une sorte de dérivé castillan.

17 Communication personnelle de l’auteur Antón Carmona Fernández, en 2004.

18 Contrairement, par exemple, à l’interdit matrimonial qui touche les frères de lait dans certaines sociétés musulmanes. Cf., en particulier, les travaux de Françoise Héritier et de Pierre Bonte.

19 Cf., à ce sujet, l’article d’Anne Cadoret (1999) qui concerne le rôle quasi maternel des tantes utérines d’une famille andalouse.

20 On sait que 96 mariages sur 323 ont eu lieu entre cousins du quatrième degré civil. Ils représentent 30 % des mariages consanguins et près de 13 % du total des mariages dont les ascendants à G+2 sont connus. Par ailleurs, 120 mariages concernent des échanges de germains dont 70 échanges parallèles (deux frères épousent deux sœurs) et 50 échanges croisés (ou échanges de sœurs). Ces échanges parallèles peuvent provoquer des disparités de statuts, c’est-à-dire instaurer des hiérarchies entre des pairs. En fait, ces mariages sont incorporés parmi d’autres redoublements (parallèles ou croisés) qui, inversant les positions des donateurs et donataires, rééquilibrent les statuts des individus et familles impliqués. L’essentiel pour chaque partie est que son statut au sein de la communauté est constamment contrebalancé, même si cela suppose pour des donataires d’ouvrir leurs alliances à d’autres groupes et individus. De la sorte, chaque donataire est également donateur. Je remercie ici Laurent Barry et Klaus Hamberger pour avoir mis à ma disposition des logiciels de calculs des liens de parenté (Genos et Pajek).

21 Les hommes se défendent, tout comme Joseío, d’employer les termes chachi et chacha, et les considèrent avec mépris : c’est avec une moue dépréciative qu’ils reconnaissent l’existence de cette appellation, tout en précisant aussitôt qu’eux ne l’utilisent jamais et qu’ils ne l’ont jamais fait (pourtant, quelques petits garçons avouent le faire parfois…).

22 Patrick Williams (1984) a décrit la nomenclature de parenté d’un groupe rom, en provenance d’Europe de l’Est (Hongrie, Roumanie…), installé à Paris depuis le xixe siècle. Dans celle-ci, figure le terme chachi dans la formule vara caci (« cousine vraie ») ou varo caco (« cousin vrai »), qui correspond aux cousins du quatrième degré civil.

23 Leonardo Piasere (1982 : 9) avait constaté au contraire le rôle négligeable du sexe dans le vocabulaire de parenté des Roms Xoraxané et Kalderasha.

24 C’est le cas d’Alicia qui est née après deux garçons et deux sœurs aînées sourdes-muettes. Elle est, pour cette raison, traitée comme une fille aînée.

25 Même si ce type de comportement est condamné par l’ensemble de la communauté.

26 Alors que toutes deux ont eu par ailleurs de nombreux conflits, notamment au sujet du partage des visites de leurs petits-enfants communs.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Classification des êtres vivants selon les Gitans de Morote et de San Juan (Espagne)
URL http://journals.openedition.org/lhomme/docannexe/image/24420/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 198k
Titre Tableau 1. Les termes de la consanguinité11
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Fichier image/jpeg, 205k
Titre Tableau 2. Les termes de l’alliance
URL http://journals.openedition.org/lhomme/docannexe/image/24420/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 150k
Titre Figure 2. Utilisation des termes chachi et chacha par Esperanza
URL http://journals.openedition.org/lhomme/docannexe/image/24420/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 38k
Titre Figure 3. Une chacha tante paternelle
URL http://journals.openedition.org/lhomme/docannexe/image/24420/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 26k
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Pour citer ce document

Référence papier

Nathalie Manrique, « Un vocabulaire de parenté gitan »L’Homme, 205 | 2013, 35-54.

Référence électronique

Nathalie Manrique, « Un vocabulaire de parenté gitan »L’Homme [En ligne], 205 | 2013, mis en ligne le 06 mars 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/24420 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.24420

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Auteur

Nathalie Manrique

Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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