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Dossier : Bidonvilles : sortir du déni

Les bidonvilles en Europe : une production politique

La Cañada Real Galiana, Madrid, 2011. CC Rafael Robles
La Cañada Real Galiana, Madrid, 2011. CC Rafael Robles
En Italie et en Espagne comme en France, les bidonvilles sont une réalité toujours tangible. Plus ou moins connus, invisibilisés ou instrumentalisés, ils ont pour point commun d’être alimentés par les mêmes politiques qui sont censées les résorber.

Près d’un tiers des humains seraient des squatteurs, résidant dans du logement dit illégal ou informel. Tel est le constat dressé par l’Organisation des Nations unies (Onu)1. Régulièrement cités, ces chiffres suscitent pourtant le débat. Pour la plupart des chercheurs, la définition donnée par l’Onu n’est pas satisfaisante. Ici, nous définissons le bidonville comme l’occupation plus ou moins durable d’un terrain sur lequel des habitations sont construites à partir de matériaux de récupération, disposant ou non d’un accès aux infrastructures de services (eau, électricité), généralement de façon informelle.

Par ailleurs, si le constat est unanime d’une persistance – voire d’une croissance – du nombre d’habitants des bidonvilles dans le monde, les avis divergent sur les causes et le rôle joué par les politiques publiques. Alors que les organisations internationales s’étonnent d’une supposée inefficience ou faillite des politiques de résorption des bidonvilles, nous avançons l’idée qu’en Europe, ce sont précisément ces politiques qui contribuent à produire des situations d’illégalité urbaine et de vulnérabilité socio-résidentielle. Dans le contexte européen2, les bidonvilles actuels sont bien le produit des politiques publiques mises en œuvre au cours du XXe et du début du XXIe siècle, et non le seul résultat « d’invasions migratoires », comme le laissent à croire les dirigeants. États et collectivités locales ont amplement contribué à faire des bidonvilles un enjeu structurel pour les métropoles, tantôt oubliés, tantôt considérés comme problèmes, mais toujours bien réels pour des milliers de citadins. De façon cyclique et selon les pays, l’attention qui leur est portée, les instruments mobilisés et les configurations des conflits sociaux changent, mais des logiques politiques semblables peuvent être dégagées à l’échelle européenne.

Migrations et ethnicisation de la pauvreté

Les bidonvilles ont toujours été des refuges pour une population déracinée – migrants internes ou transnationaux –, mais ils ne sont ni le lieu de vie « naturel » d’un quelconque groupe social, ni l’espace réservé des migrants, ni l’aire de passage de nomades. Ils correspondent avant tout à une forme d’habitat auto-construit et autogéré qui répond à la nécessité de survivre sous un toit lorsque le marché immobilier évince et que les politiques publiques peinent à loger tous les citoyens. Ces refuges se consolident parfois dans l’attente de situations meilleures, d’autres fois ils sont régulièrement détruits par des autorités qui les considèrent comme un risque pour l’ordre public, d’autres fois encore les pouvoirs publics mettent en place des projets alternatifs pour reloger une partie des habitants.

Les bidonvilles ont toujours été des refuges pour une population déracinée mais ils ne sont pas le lieu de vie « naturel » d’un quelconque groupe social.

Main-d’œuvre étrangère en France

En France, les premiers bidonvilles voient le jour dans les années 1930, lorsque l’État fait appel à une main-d’œuvre espagnole, portugaise et italienne en masse, sans politique du logement correspondante. Ces bidonvilles se sont consolidés puis étendus avec l’arrivée de la main-d’œuvre algérienne à la sortie de la seconde guerre mondiale. Pendant la reconstruction, les bidonvilles ne préoccupent les ministères que sous l’angle sécuritaire et migratoire. D’une part, ils sont considérés comme des lieux de subversion pendant la guerre d’Algérie. De l’autre, ils sont le refuge de la main-d’œuvre de ceux qu’on appelle Français musulmans d’Algérie3. Le bidonville est ainsi conçu comme un problème d’ordre public et culturel. De même, dans les années 2000, alors que les bidonvilles ne sont pas exclusivement habités par des migrants, la construction du problème public s’est faite autour de la figure du migrant pauvre d’Europe de l’Est4.

Chabolas et gitanos en Espagne

En Espagne, l’apparition des bidonvilles est issue de la combinaison d’un exode rural important vers la capitale madrilène, au début du siècle et après la guerre civile, et de politiques de rénovation des centres-villes, qui expulsent les plus démunis en périphérie. Dans les années 1950, le chabolismo (la chabola évoque une maison-cabane) devient un phénomène massif, principalement dans la banlieue sud de Madrid – l’État franquiste et les autorités locales y superposant tolérance et plans d’éradication. En 1950, 16 % de la population de la capitale (plus de 250 000 personnes) vit en bidonville. Alors que 50 000 familles espagnoles sont encore chabolistas en 1961, les programmes nationaux de relogement se poursuivent dans des quartiers de promotion privée qui sortent de terre en périphérie de Madrid, sous la pression des mouvements sociaux et des « associations de voisins ».

Mais,  à la sortie du franquisme, alors que l’État se retire de la gouvernance des bidonvilles pour laisser la main à une agence municipale puis régionale, les habitants des bidonvilles subissent eux aussi un processus d’ethnicisation à travers la question gitane : l’équation « bidonville = gitanos = mode de vie inconciliable avec une vie en appartement » se renforce. Par ailleurs, les politiques de résorption menées depuis les années 1970 ont contribué à la croissance du plus grand bidonville d’Europe (la Cañada Real Galiana, 11 000 personnes environ) : il accueille dorénavant des espagnols payos (non gitans), des gitanos, mais aussi des migrants et des précaires. L’une de ses portions centrales est aussi le lieu d’un important trafic de drogue, problème auquel sont associés les bidonvilles espagnols.

Italie : des migrations internes aux migrations roms

En Italie, la problématique des bidonvilles apparaît à la fin de la seconde guerre mondiale, alors que nombre de logements ont été détruits par les bombardements. Presque disparus au Nord au cours des années 1950 grâce à des politiques de logement très expansives des villes gouvernées par la gauche, ils ont perduré dans les borgate de Rome5. L’enjeu ressurgit au début des années 1960 dans une période de fort développement industriel des métropoles du Nord, avec des flux importants de migration interne depuis l’Italie du Sud6.

Le cas de Milan est emblématique : les coree (bidonvilles auto-construits), aux marges rurales de la ville, ont accueilli près de 70 000 personnes, la plupart en provenance du Mezzogiorno, mais aussi de Lombardie, issues de l’exode rural. Dans leur représentation médiatique, les coree étaient des lieux de criminalité, hors contrôle, marqués par une fermeture identitaire de communautés venues de différentes parties de l’Italie. Leur représentation au cinéma a mis en évidence la misère des baraques les plus pauvres et précaires (on pense à « Miracle à Milan », de Vittorio de Sica). La réalité au début des années 1960 était pourtant bien différente, avec une forte présence de la police, face à une solide capacité de mobilisation collective et de coordination avec les organisations ouvrières catholiques et marxistes. La plupart des habitations étaient de vrais bâtiments (encore habités aujourd’hui), bien qu’illégaux et ne disposant pas d’infrastructures ni de services publics.

Le débat sur les bidonvilles resurgit avec toute sa force au début des années 1990 : des travailleurs migrants en provenance du Maroc, de l’Albanie et de la Roumanie établissent des camps de courte durée, de petite taille, rapidement absorbés par des relogements par les pouvoirs locaux ou dans un parc privé encore relativement accessible, malgré un racisme diffus. Mais, avec les migrations roms issues de la guerre en Yougoslavie, les bidonvilles se pérennisent bien au-delà des villes riches du Nord. Les Roms qui arrivent des Balkans sont souvent apatrides, sans droit de travailler ni d’habiter. Ignorés par l’État, ils deviennent un enjeu politique majeur dans la plupart des villes italiennes. Ils sont souvent catégorisés et traités par des « bureaux spécialisés pour les nomades ». La nouvelle vague de migrations des Roms de la Roumanie, à partir de 1997, n’a fait que confirmer la présence de migrants en bidonvilles dans les abords des principales villes italiennes.

Une action publique à plusieurs visages

Il n’existe pas une politique des bidonvilles en Europe. L’action publique correspond plutôt à un ensemble de réseaux d’instruments, de pratiques et de discours, plus ou moins institutionnalisés, qui se superposent à des échelles de gouvernement variées et de façon discontinue dans le temps. Loin d’être ambigües, elles sont facteurs de segmentation et de refoulement des groupes sociaux, et de fragmentation des territoires : l’intégration de certaines familles s’accompagne toujours de l’éviction de beaucoup d’autres. Aussi ces politiques présentent-elles une certaine constance, autour de quatre types de tensions : entre particularisation et droit commun, entre gestion individuelle et collective, entre politiques nationales et locales, entre différents secteurs d’action publique. En ce sens, loin de l’idée d’un chaos urbain, les bidonvilles sont des produits des politiques urbaines, sociales et du logement, et les dispositifs censés les résorber les entretiennent.

Loin de l’idée d’un chaos urbain, les bidonvilles sont des produits des politiques urbaines, et les dispositifs censés les résorber les entretiennent.

Superposition des modes d’action à la française

En France, l’État n’est pas absent des bidonvilles dans les années 1960, mais leur traitement par le secteur du logement est tardif. Il émerge sous la pression des médias, de certains élus locaux, de députés et des mouvements sociaux qui expérimentent des formes de relogement temporaire ou de squat. Plusieurs plans nationaux de résorption se succèdent, plus bricolés que planifiés. Ils se solderont par des relogements en immeubles ou en cités de transit7 qui perdureront jusqu’à la fin des années 1990.

Quand réapparaissent les bidonvilles à la fin des années 1990, l’État se tient à distance, abordant l’enjeu comme un problème de gens du voyage, de migrations, de sécurité, ou de marché du travail. Aucune politique de logement n’y est consacrée jusqu’en 2012. Face à cette inaction, les collectivités locales critiquent les instances nationales et européennes, ordonnent des expulsions ou expérimentent parfois des projets alternatifs. Si, dès la fin des années 1990, certaines municipalités ont relogé des familles à la suite d’évacuations, profitant de subventions, grâce au dispositif des Mous (Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale)8 à partir de 2005, des dizaines d’entre elles expérimentent des « villages d’insertion », notamment en Île-de-France, à la suite de la ville d’Aubervilliers9.

Ces projets consistent à fixer temporairement sur des espaces spécifiques une partie des familles vivant en bidonville. Mais tous ces projets sont sélectifs : les familles sont choisies sur la base de critères sociaux, économiques et de santé. Ils sont contraignants : des règlements intérieurs stricts régissent la vie quotidienne. Ils sont refoulants, justifiant l’éviction de la plupart de ceux à qui l’entrée dans le projet est refusée. En Île-de-France, près de 1 500 personnes avaient été touchées par ces projets d’insertion entre 2000 et 2011, mais plus de 4 000 autres n’en avaient jamais bénéficié10. Les autres familles n’ont cessé d’être dispersées entre les communes par des arrêtés municipaux et préfectoraux, sans pouvoir stabiliser leur situation, quand elles n’ont pas été déplacées aux frontières.

La planification sélective espagnole

En Espagne, les politiques s’institutionnalisent dans les années 1960, mais, contrairement au cas français, elles n’ont pas été interrompues, seulement reconfigurées. Durant la période franquiste, le ministère de l’Équipement reloge des familles dans des ensembles immobiliers issus d’une promotion privée massivement subventionnée, en périphérie des grandes villes. De nombreux squats d’immeubles vides sont légalisés et des bidonvilles consolidés et normalisés pour apaiser l’agitation des associations de voisins. Lors de la transition démocratique, l’État passe le relais aux municipalités et aux communautés autonomes. À Madrid, un Consortium de la population marginalisée, réunissant la mairie, la Communauté autonome et la préfecture, est créé en 1986. De nouveaux instruments sont mobilisés. En dix ans, 1 600 familles sont relogées en appartements publics, 1 000 autres dans des quartiers « spécifiques » construits ex nihilo dans le désert madrilène, ou dans des campements « provisoires ».

Ces quartiers d’urgence ayant rapidement subi une ghettoïsation par abandon des services publics, et à la suite d’une crise du Consortium, la Communauté autonome de Madrid renforce son pilotage politique en créant une administration régionale dédiée, l’Iris (Institut pour le relogement et l’insertion sociale), en 1998. Dotée d’un budget annuel de quelque 25 millions d’euros entre 1999 et 2014, employant près de 200 fonctionnaires (cadres et travailleurs sociaux), cette agence unique en Europe achète des logements dans du parc diffus privé, détruit des bidonvilles en collaboration avec la police de l’urbanisme de la municipalité et reloge une partie des familles. Plus de 2000 familles ont ainsi été relogées et les travailleurs sociaux de l’Iris suivent plus de 7 000 autres familles « gitanes » dans la région. Mais tous les expulsés ne sont pas relogés. Au cours des trente dernières années, le taux de relogement est de 56 % : 2 860 familles ont été évacuées vers d’autres bidonvilles. Beaucoup se sont réfugiées dans la Cañada Real Galiana, qui n’a cessé de croître depuis les années 1980. En réalité, les autorités régionales ont cherché à « nettoyer » le centre-ville de Madrid, repoussant les populations les plus indésirables vers ce bidonville utilisé comme réserve d’informalité tout en la cachant aux yeux des électeurs.

Italie : fragmentation, innovation et discrimination

Les bidonvilles du début des années 1960 dans les villes industrielles du Nord de l’Italie ont été résorbés grâce à des politiques d’incitation. Des schémas furent avancés pour réduire le coût du foncier pour les bâtiments « à destination populaire » ainsi que des mesures de soutien pour l’édification en coopératives de logements privés. Le tout fut mis en œuvre à l’échelle des municipalités, les ressources étant mises à disposition par l’équivalent italien de la Caisse des dépôts et consignations, avec le slogan « plutôt propriétaires que prolétaires ».

Mais le retour des bidonvilles, dans les années 1990, sera géré dans un contexte politique tout à fait différent. Les années 1980 ont vu un désengagement presque total de l’État dans le soutien à l’offre, au profit de politiques de soutien de la demande individuelle11. Les fonctions de programmation ont été décentralisées en faveur des régions, y compris dans le domaine du logement. Bien que tenu de « faciliter l’exercice effectif des droits de l’homme » (art. 119, c. 5 de la Constitution), l’État n’offre plus de voies ordinaires de financement pour construire de nouveaux logements sociaux. Dès lors, la lutte contre les bidonvilles se développe de façon très fragmentée, ville par ville, sans coordination. La plupart d’entre elles conjuguent évacuation systématique et cyclique des terrains et offre, pour une minorité, d’un logement spécial dans des institutions communales ad hoc. Il s’agit de containers, ne répondant à aucune norme de sécurité, dédiés exclusivement aux Roms et caractérisés par une extrême ségrégation. Aucune politique nationale n’est plus développée, si ce n’est l’incitation à poursuivre les évacuations (un pouvoir spécial est donné aux préfets des grandes métropoles, à partir de 2007, sur la base d’un règlement emprunté à la gestion des catastrophes naturelles)12. Cependant, quelques villes promeuvent des innovations sociales importantes, offrant leur médiation sur le marché immobilier pour dépasser la stigmatisation et favoriser l’inclusion, soutenant par exemple la location ou la restructuration de vieilles maisons de campagne. La fragmentation laisse de la place pour le jeu politique local, où les organisations non gouvernementales, les partis et les mouvements de citoyens font pression en direction, tantôt de la discrimination, tantôt de l’innovation. Au total, l’intervention autour des bidonvilles reste en Italie une forme de bricolage13.

Le bidonville, un objet politique dépolitisé

Le bidonville est un objet très visible dans la politique locale. Objet de conflits souvent démagogiques, au centre d’un flux continu d’informations et de reportages médiatiques, il pointe les problèmes du marché immobilier et des politiques du logement dans les villes européennes. Or les gouvernements locaux et nationaux jouent souvent la carte de l’ignorance pour dépolitiser des enjeux sur lesquels ils préfèrent ne pas investir14.

Les gouvernements locaux et nationaux jouent souvent la carte de l’ignorance pour dépolitiser des enjeux sur lesquels ils préfèrent ne pas investir.

Ignorer pour ne pas agir

Dans la plupart des pays européens, les données quantitatives ne sont pas disponibles. En Italie, il n’existe aucune base de données officielle sur les bidonvilles : les seules données proviennent des travaux académiques ou militants (à Bologne, Milan, Naples, Rome, et dans la région toscane…15). Certaines collectivités qui ont mis en place des projets de campements évoquent des coûts et des ordres de grandeur dans des rapports, mais aucun recensement systématique n’a été envisagé.

En France, si les médias puis les services du ministère de l’Intérieur ont fourni des recensements exhaustifs aux parlementaires dans les années 1960, un voile d’ignorance a ensuite couvert la réalité des bidonvilles. Le premier recensement relativement exhaustif à l’échelle nationale a été produit en 2012, coordonné par la Délégation interministérielle pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans-abri ou mal logées (Dihal) qui assumait ainsi une nouvelle responsabilité d’animation d’un forum sur la question des bidonvilles.

Le cas madrilène fait ici aussi figure d’exception. Les administrations commanditent des recensements exhaustifs auprès d’experts ou de leurs propres agents et disposent d’un suivi en temps réel des évolutions. Pour autant, ces données, reportées dans des rapports annuels, ne sont pas toujours exploitées mais plutôt cachées pour en faire un outil de leadership dans la gouvernance territoriale. Ainsi l’Iris a-t-il caché l’existence de la Cañada Real, qui ne figure pas dans les rapports officiels avant 2014, tout en suivant au plus près son évolution. Face à cette tentative d’invisibilisation, les habitants et des militants ont développé des savoirs experts qui ont permis de sortir ce bidonville de l’ombre.

Dépolitiser pour marginaliser

De façon générale, l’analyse est défaillante de la part des commanditaires de l’action publique. Les rapports, souvent issus d’organisations non gouvernementales (ONG), qui fournissent des données complètes sur les coûts financiers et humains des évacuations, ou au contraire sur les stratégies d’amélioration in situ de l’habitat, sont la plupart du temps ignorés. La mise en œuvre de mesures alternatives n’est pas évaluée à la lumière de cas d’insertion de certaines familles, mais seulement pour leurs échecs et les controverses suscitées.

La gouvernance à de multiples niveaux des interventions est mise en avant comme un facteur de difficulté, sinon d’impossibilité pour l’intégration. La construction d’un clivage entre « méritants » et « non méritants » de la reconnaissance et du soutien public contribue alors à dépolitiser les choix des instruments d’action publique et des ressources à mobiliser. Le discours sur les bidonvilles a finalement un pouvoir très performatif d’ethnicisation et de culpabilisation de leurs habitants.

Bien sûr, les bidonvilles ne sont pas de simples idées produites par les discours. Des gens y vivent en Europe dans des conditions d’une extrême dureté, et y meurent parfois, sous le coup de maladies, du froid ou des expulsions policières, voire d’attaques de voisins. Si nous soulignons que les bidonvilles sont des produits politiques, c’est pour que les décideurs cessent de les considérer comme des problèmes donnés à résoudre, mais bien comme la résultante de politiques de moyen et long termes. Sans quoi, les autorités continueront de se faire les pompiers d’un feu qu’elles ont elles-mêmes allumé et qu’elles attisent en permanence.

Les bidonvilles ne sont pas à la marge des villes. On les retrouve dans les périphéries très proches des grandes villes européennes, ou logés dans des interstices de leur centre. On les trouve également au cœur des débats politiques contemporains, portés au regard des citadins à travers une tension entre inaction, répression et protestation de mouvements sociaux ou associatifs. Du fait de ces tensions, leurs habitants subissent des processus de marginalisation, les forçant à rechercher des ressources en dehors des dispositifs traditionnels pour survivre. Aidés par des associations, ONG et militants, ils participent à la formulation de revendications. En résistant, ils s’adaptent silencieusement aux contraintes et trouvent des modalités d’intégration et d’amélioration de leurs conditions de vie, malgré – et non grâce à– l’action publique mise en œuvre.



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1UN Habitat, The Challenge of Slums, Global Report on Human Settlements, 2003 et UN Habitat, Building Urban Safety. Through Slum Upgrading, 2011.

2 Cet article se concentre sur les cas de la France, de l’Italie et de l’Espagne, mais il s’inscrit dans un ensemble de travaux comparatifs à l’échelle européenne voire internationale menés depuis cinq ans dans le cadre des groupes de recherche Cities are back in town de Sciences Po et Urba Rom.

3 Françoise de Barros, « Des "Français Musulmans d’Algérie" aux "immigrés". L’importation de classifications coloniales dans les politiques du logement en France », in Actes de la recherche en sciences sociales, 2005, n° 159, p. 26-45.

4 Voir l’article de Manon Fillonneau dans ce numéro.

5 John Foot, Milano dopo il miracolo, Milano, Feltrinelli, 2003, p. 59.

6 Nazareno Panichella, 2014, Meridionali al nord. Migrazioni interne e società italiana dal dopoguerra ad oggi, Bologna, il Mulino.

7 Jean-Paul Tricart, « Genèse d’un dispositif d’assistance : les cités de transit », in Revue Française de Sociologie, vol. 18, 1977, pp. 601-624.

8 Cf. Joseph Berreby, "Une Mous à Clichy sous Bois", Revue Projet n° 298, mai 2007 [NDLR].

9 Olivier Legros, « Les villages d’insertion. Un tournant dans les politiques en direction des migrants roms en région parisienne ? », in Revue Asylon, n° 8, 2011.

10 Estimations issues d’un calcul d’effectifs cumulés à partir des rapports des opérateurs des villages d’insertion, cf. Thomas Aguilera, Gouverner les illégalismes urbains. Les politiques publiques face aux squats et aux bidonvilles dans les régions de Paris et de Madrid, Thèse de doctorat soutenue le 22 juin 2015, Sciences Po Paris, p. 215.

11 Antonio Tosi, Abitanti. Le nuove strategie dell’azione abitativa, il Mulino, 1994.

12 Bruno Cousin et Tommaso Vitale, « La question migratoire et l’idéologie occidentaliste de Forza Italia », dans La vie des idées, n. 11, 2006, pp. 27-36.

13 Avec des alliances mais aussi des conflits entre organisations d’inspiration catholique, marxiste ou anarchiste. Cf . Simone Tosi et Tommaso Vitale, « Responsabilité directe. Hybridations croisées entre catholiques et laïcs dans les mouvements pour la paix en Italie », in Sommier I., Fillieule O., Agrikolianky E. (dir.), La généalogie des mouvements antiglobalisation en Europe, Paris, Karthala, 2007, pp. 187-206.

14 Thomas Aguilera, « L’(in)action publique face aux squats discrets à Paris et à Madrid. Déni d’agenda et autonomisation de la sécurisation : comment la méconnaissance du territoire bloque les politiques publiques », in Métropoles, n° 14, 2014,  http://metropoles.revues.org/4860.

15 Tommaso Vitale, « Politique des évictions. Une approche pragmatique », in Cantelli F., Roca i Escoda M., Stavo-Debauge J., Pattaroni L. (dir.), Sensibilités pragmatiques. Enquêter sur l’action publique, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, , 2009, pp. 71-92.


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