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Le tabor tsigane de l’espace carpatique : entre route et habitat ?

Alina Nogradi

Résumé

Les débats actuels sur la mobilité spatiale impliquent deux dichotomies : sédentarité / nomadisme jusqu’aux années 1980, remplacée après cette date par celle de la fixité / mobilité spatiale. Dans les études sociales, tout concept se référant à l’ancrage spatial est construit en contradiction avec celui de mobilité.

La présente étude se propose de réinterroger cette dichotomie théorique, en la rapportant aux réalités de la flexibilité tsigane à l’espace. Ces réalités combinent toujours, d’après nous, deux manières de se rapporter à la « terre » : la route et l’habitat. Entre nomadisme et sédentarité forcée, les groupes tsiganes de l’espace carpatique connaissent plusieurs formes d’habitat qui se déplace. Le tabor, camp tsigane mobile à l’époque, reste un espace de la semi-mobilité au cours de la sédentarisation communiste et après. Pour mieux cerner ce territoire de la mobilité, notre analyse compte (1) un regard historique sur le tabor comme contrepartie à la caravane ; (2) un éclairage plus spécifique des politiques communistes de sédentarisation des Tsiganes en Europe de l’Est, et (3) une étude de cas d’un tabor tsigane de la Transylvanie post-communiste (après 1989), micro-analyse issue d’une approche ethnologique de terrain. Nos conclusions nous mènent à proposer des distinctions entre plusieurs formes de la mobilité actuelle, de même que deux complémentarités spécifiques à la flexibilité spatiale tsigane : déplacement / consommation de l’espace ; habitat / configuration socioculturelle du territoire.

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Texte intégral

 « Si l’on retient le critère du déplacement géographique, les populations tsiganes présentent tout un éventail de situations, de la famille qui parcourt l’Europe à bord de caravanes longues et larges tractées par les voitures les plus puissantes à la famille qui s’est enlisée dans un bidonville, sans espoir de repartir. Il y a ceux qui s’arrêtent pour l’hiver et repartent au printemps en vivant deux saisons, celle du voyage et celle de l’arrêt. Ily a ceux qui demeurent plusieurs années au même endroit avant de repartir pour changer de ville, de nation ou de continent, cela dix ou quinze fois dans une existence. Ily a ceux qui partent en souhaitant se fixer ailleurs et qui reviennent, n ’ayant pu le faire, déçus par les conditions de vie à l’endroit prévu, mal acceptés par les Tsiganes déjà implantés, ou non désireux de les fréquenter. Il ya ceux qui partent, régulièrement ou occasionnellement, quelques semaines ou quelques mois, et qui reviennent à leur lieu de départ. Il y a ceux qui se déplacent pourleur profession, occupation de nomade : des groupes de chaudronniers étameurs, de marchands ambulants, de forains ont leur clientèle ou leurs secteurs habituels et le nomadisme devient alors un mouvement migratoire régulier, aux itinéraires précis. Les grands rassemblements, les pèlerinages, les grandes foires sont autant des raisons de déplacement pour des centaines ou des milliers de Tsiganes. En ces occasions, beaucoup de sédentaires reprennent temporairement la route. » (Liégeois, 1983 : 59 sq.).

1Tout questionnement actuel sur la mobilité contemporaine tient compte d’une « mondialisation » avant la lettre — synthétisée en quelque sorte par le tableau précédant : le nomadisme tsigane. Ainsi, nul débat sur le thème de la mobilité spatiale n’échappe à une dichotomie « classique » : sédentarité / nomadisme jusqu’aux années 1980, remplacée après cette date par celle de la fixité / mobilité spatiale. Le concept du nomadisme désignait un trait atavique, voire génétique, des groupes tsiganes. Le concept actuel de mobilité désigne une des formes socioculturelles majeures de l’utilisation de l’espace, la plus dynamique, qui règne aujourd’hui le monde occidental. Toute notion d’ancrage spatial est toujours perçue en contradiction avec n’importe quelle forme de mouvement, soit-elle appelée nomadisme ou mobilité. Cette étude se propose de dépasser cette dichotomie théorique, car elle ne correspond pas aux « réalités » de l’espace, au moins dans le cas des Tsiganes. Ces réalités combinent toujours, d’après moi, les deux manières de se rapporter « à la terre », du moins sous leurs deux noms les plus fondamentaux : la route et l’habitat. Entre nomadisme et sédentarité forcée, les groupes tsiganes de l’espace carpatique constituent l’exemple le plus opportun pour illustrer mes propos. Je justifie ce choix empirique par le fait que j’ai eu l’avantage de les avoir observés sur le terrain, par des moyens ethnologiques, dans le paysage villageois et urbain de la Transylvanie (Roumanie), après la chute du communisme.

2Comment les territoires tsiganes témoignent-ils d’un entre-deux, c’est-à-dire d’une situation entre mobilité et ancrage spatial ? Partons du fait que ces territoires sont nommés, en Europe de l’Est, par le terme tabor. La notion de tabor se réfère à l’espace particulier des camps tsiganes. Elle constitue un des noms que les camps tsiganes ont connus : elle est donnée à l’intérieur du groupe. Le terme est utilisé surtout par les Tsiganes de l’espace est-européen. Il est aussi utilisé par les Tsiganes d’autres régions, qui sont entrés, à un moment donné, en contact avec eux. À l’origine, il désignait un camp militaire circulaire. Selon D. Kenrick, dans Historical Dictionary of the Gypsies (Romanies) : « Tabor. Romany word for clan or camp. It is of Slav origin ». (Kenrick, 1998 : 166). Il y a ainsi une double sémantique du mot, clairement exprimée : groupe social (parental) et découpage spatial. Le mot tabor désigne donc un territoire tsigane en dynamique, constitué à la base des réseaux familiaux et sociaux. À l’époque, ce terme était utilisé pour nommer les camps (de caravanes ou de tentes). Aujourd’hui, il se réfère aux territoires marginaux que les Tsiganes « sédentarisés » construisent à l’Est, près des villages ou des villes.

3Depuis les camps aux tentes, jusqu’aux tabors à la marge des villages, et jusqu’aux pauvres quartiers urbains, on parle toujours en termes d’une « impossible sédentarisation » complète des Tsiganes (Stewart, 1997 : 112-141 ; Formoso, 1987 : 119-197). Cette réalité constitue un des paradoxes tsiganes du XXe siècle et un des problèmes non résolus des études, très peu nombreuses, qui portent sur la fixité spatiale des populations romani. C’est exactement la problématique de cette sédentarisation inachevée, que je pourrais appeler semi-mobilité, qui m’ouvre une piste de réflexion pour dépasser la dichotomie réductrice fixité / mobilité. Particulièrement, je me demande de quelle manière les formes d’habitat tsiganes témoignent-elles à la fois d’une consommation de l’espace, issue des déplacements économiques et d’une manière particulière de le structurer, issue des localisations, même si elles sont temporaires ?

4Afin de justifier mes propos, je procéderai (1) à un regard « historique » sur le tabor comme contrepartie à la caravane ; (2) à un éclairage plus spécifique des politiques communistes de sédentarisation des Tsiganes ; et (3) à une courte étude de cas d’un tabor tsigane de la Transylvanie post-communiste (après 1989).

1. Au-delà de la caravane ! Les tabors issus des déplacements tsiganes

5D’abord, les groupes tsiganes ont développé, au cours de leurs déplacements, des formes spéciales de localisation temporaire, parmi lesquelles le tabor. Jamais défini, impossible de l’intégrer à une typologie précise, ni stable, ni entièrement nomade, ce territoire a toujours constitué, surtout pour les tsiganologues, un problème jamais résolu. La majorité des études qui traitent de camps tsiganes le font dans une perspective historique, c’est-à-dire dans celle d’un nomadisme « longue durée ». Ainsi, nombre d’auteurs essaient d’éclairer le parcours des Nomades, de l’Inde jusqu’en Irlande, en passant par les Balkans. Par la suite, c’est la trajectoire qui passe en premier, les logiques tsiganes d’habiter étant laissées dans l’ombre. Pourtant, il y a un palimpseste — même s’il est fragmentaire —, dans les études historiques, ce qui me permet de dégager quelques dimensions de la mise à l’espace des Nomades.

  • 1  « L’image erronée qui rend le Tsigane synonyme d’errant provient pour une part du fait que l’Europ (...)

6La figure la plus connue du nomadisme tsigane est celle du nomadisme aux caravanes, sans domicile fixe. Bien que nombre d’auteurs (Crowe, 1996 ; Fraser, 1992 ; Kenrick et Puxon, 1972 ; Williams, 1989) mettent l’accent sur ce type de nomadisme, la figure de la « caravane » permanente ne couvre qu’une partie de réalités tsiganes, du Moyen Âge à présent1. À mon avis, elle était, dès le début, en concurrence avec d’autres manières d’utiliser l’espace, et cela en raison du rapport spécial qui existait entre les métiers tsiganes et la consommation de l’espace. Les études historiques sur les Tsiganes apportent indirectement des éclairages sur les formes spatiales que les Nomades ont produites. Des approches comme celles d’A. Fraser, de P. Williams ou de D. Crowe accentuent l’importance des diverses conditions historiques à l’élaboration du rapport tsigane à l’espace. Certains faits connus comme les obstacles notoires à l’accession à la propriété foncière pour les Tsiganes ont eu une forte détermination causale quant à leur rapport à l’espace : la sédentarisation forcée sans attribution de terres sous Marie-Thérèse et Joseph II (fin XVIIIe siècle, en Autriche-Hongrie), la fin de esclavage sans accès à la terre (milieu du XIXe siècle, en Roumanie), la prolétarisation dans le secteur agricole (fin XIXe siècle pour toutes les régions concernées), toujours sans distribution de lopins de terres, malgré les réformes agraires, la collectivisation (à partir de 1947) sans intégration aux coopératives agricoles, la privatisation des coopération sans distribution de terres aux Tsiganes. En tenant compte de ces faits qui ont conditionné toute occupation d’un territoire et toute construction d’un habitat tsigane, je retiens de ces études historiques deux dimensions constitutives par rapport à n’importe quel territoire tsigane :

  • la non possession de terres a forgé l’attitude des Tsiganes face à la fixité territoriale, en devenant un pattern socioculturel dynamique de se rapporter à l’espace ;

  • les raisons économiques des déplacements tsiganes ont favorisé une dimension marchande de leur mise à l’espace ; suite à l’exercice des métiers tsiganes.

  • 2  Pour ce qui est des Tsiganes de l’espace carpatique, selon leurs occupations professionnelles, ils (...)

7Comme le caractère « travail » des déplacements tsiganes est constitutif à leurs territoires, il faut traiter d’une direction d’étude qui favorise les approches sur l’économie tsigane. Les analyses les plus profondes sont, d’après moi, celles d’A. Reyniers. L’auteur associe, d’une manière inédite, toute activité économique des Tsiganes à leur système familial. La valeur sémantique de clan, attribuée au mot tabor, repose ainsi sur une réalité basique, celle de la famille élargie tsigane, qui fonctionne à la fois comme institution sociale et économique. Celle-ci est constituée de deux façons : par des associations parentales au travail et par des mariages endogames (Reyniers, 1998 : 5-16). Les résultats de ces analyses ont pleinement modifié le contenu sémantique de la notion du nomadisme, dans son rapport à l’espace. On se dirige vers l’idée d’une (semi) mobilité tsigane au travail, issue de l’exercice des métiers tsiganes2 . Ainsi, après les années 1980, nombre d’approches avancent l’idée de dépasser l’opposition nomadisme atavique / stabilité territoriale. E. Pons propose un nouveau concept pour définir le camp tsigane, celui de non territorialité (Pons, 1995). Dans la même logique, D. Kenrick et G. Puxon affirment que les déplacements des groupes tsiganes en caravanes produisent, « paradoxalement », du territoire : un territoire vital, c’est à dire « le minimum nécessaire à la survie pour n’importe quel groupe humain » (Kenrick et Puxon, 1972 : 276). D. Denham avance que la territorialité tsigane désigne l’aire fonctionnelle des activités périodiques, conditionnées par divers contextes de passage (Denham, 1984). J.-P. Liégeois traite des mouvements tsiganes comme ayant de fortes raisons économiques. Selon lui, non seulement les déplacements des Tsiganes mais aussi leurs ancrages spatiaux reposent sur des questions de travail. Ces localisations sont toujours provisoires et temporaires (Liégeois, 1983 : 68 sq.). De cette perspective, le camp tsigane ne tient plus du registre du mobile mais du registre de la semi-mobilité, notamment de la semi-mobilité au travail. Le tabor, en tant que camp tsigane, constitue un paradoxal territoire de l’entre-deux : entre route et habitat.

8Toujours d’après J.-P. Liégeois, la route est historiquement devenue un pattern socioculturel « essentiel » à la vie tsigane, de même que l’habitat est resté tangentiel. Pourtant, certains changements sont intervenus dans ce rapport route / habitat. Ainsi, c’est dans la première moitié du XXe siècle que « le voyage devient (de plus en plus, n.n.) déplacement » (Liégeois, 1983 : 64). Les Tsiganes utilisaient, eux aussi, les nouveaux moyens de transport, comme le train, fait qui impliquait de renoncer partiellement aux caravanes. Leurs déplacements ont gagné progressivement un caractère répétitif et systématique. Initialement, les Tsiganes essayaient de se trouver une place près des ressources économiques, comme les forêts, les mines, les terrains agricoles ruraux. Mais leurs positions restaient toujours marginales et surtout temporaires, lorsqu’ils ne pouvaient pas légalement posséder des terres. De nouvelles formes d’habitation, plus stables, ont été mises en place : des chaumières en bois ou des huttes souterraines, des maisons provisoires en briques non brûlées et séchées au soleil, ou des maisons en terre pressée et séchée, etc. Mais J.-P. Liégeois et la majorité de tsiganologues considèrent ces types d’habitat comme appartenant « essentiellement » à un mode de vie nomade, du fait qu’il ne sont que formellement stables.

2. Le tabor« invisible ». Les tabors issus de la sédentarisation communiste

9La majorité des tabors tsiganes qui existent actuellement en Europe de l’Est part de ces formes ayant été prises au début du XXe siècle. Pour ce monde de l’Est, majoritairement rural et « naturellement » sédentaire, ce type de paysage tsigane n’est ni complètement exotique, ni habituel. Ces formes hybrides d’habitat ont été bien conditionnées par les événements et les contextes sociopolitiques où elles se sont développées, c’est-à-dire par les changements dus aux deux guerres mondiales et par la sédentarisation communiste. Certes, les macro programmes politiques des États de l’Est ont conditionné, plus que d’autres aspects, les nouvelles variantes de tabors qui y apparaissent.

10Ainsi, la Première Guerre mondiale amène sur la scène politique de la région carpatique la population romani comme « problème politique ». Pour l’espace carpatique de la première moitié du XXe siècle, le territoire tchécoslovaque offre les meilleures conditions de développement social, économique et politique pour les groupes tsiganes de l’Est. Il y avait la reconnaissance égalitaire du statut minoritaire, la création des écoles spéciales dans la langue romani (Ujgorod, Kosice), l’intégration administrative — par la création des maisons et des espaces à habiter, l’intégration au travail, soit aux entreprises industrielles, soit au milieu rural en agriculture. En même temps, après l’effondrement de l’Empire austro-hongrois à la fin de la Première Guerre mondiale, la Hongrie ne constitue pas un espace politique et administratif permissif pour les Tsiganes. Ce fait a engendré des déplacements vers la Tchécoslovaquie. Plus à l’Est, un événement important ouvre les portes à la grande sédentarisation communiste, ce qui va changer tout le paysage romani de la région carpatique. En 1926, le Comité central du Parti communiste soviétique émet un décret par lequel la politique d’intégration au travail et de sédentarisation des Tsiganes est nécessaire et obligatoire dans toute l’U.R.S.S (Crowe, 1996 : 45 sqq.).

11À partir de 1940, durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, le statut de la population romani se détériore de manière extrême dans toute la région carpatique. Premièrement, il s’agit de la Seconde Guerre mondiale et de l’holocauste tsigane. Deuxièmement, il s’agit du régime communiste que tous les pays de l’Est l’ont connu à partir des années 1960. Pour ce qui est de l’holocauste tsigane, passé d’habitude dans l’ombre du juif, c’était toujours la Slovaquie (actuelle) le pays avec la politique la moins agressive envers les Tsiganes. Le nombre des Tsiganes déportés dans les camps de concentrations y était le plus bas : 1000 Tsiganes déportés en Pologne de Slovaquie ; 28 000 envoyés à Auschwitz depuis la Hongrie ; 36 000 de Tsiganes déportés et disparus en Transnistrie de Roumanie ; sans compter ce qui se passait avec cette population en U.R.S.S. Cet événement a bien bouleversé dans la région tout le mode de vie tsigane, toutes les liaisons entre familles, communautés, groupes, tout le système économique antérieur. D’autant plus que, dans les années d’après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un phénomène connu sous la désignation de « la grande migration politique » du XXe siècle. Les groupes tsiganes ont été passés d’un État à l’autre, en raison d’une épuration ethnique des territoires nationaux et en vue d’éliminer le problème socioéconomique que ceux-ci représentaient. Là où on leur a permis de continuer à vivre, pendant le communisme, ils ont connu le processus le plus accentué de sédentarisation forcée et de mise en anonymat ethnique de leur histoire (Fraser, 1992 : 257270).

12Le communisme a constitué l’horizon politique de toute la région carpatique pendant la deuxième moitié du XXe siècle. Le programme politique initial annonçait de l’aide accordé aux populations « en train de se développer ». De plus, la théorie marxiste-léniniste avait fait des propositions pour une certaine ouverture politique envers les minorités nationales. Mais, en pratique, la situation se caractérisait d’une toute autre manière : l’intégration et l’aide accordé aux minorités se transformait en destruction ethnique. En U.R.S.S., après l’année 1956, on ne parlait plus des Tsiganes. Des pratiques comme celle des goulags et celle des déportations forcées des populations vers la Sibérie et le Kazakhstan ont été mises en place. En Hongrie, il y a eu une certaine visibilité des Tsiganes, mais sans leur reconnaissance en tant que minorité nationale. En Tchécoslovaquie même, en 1958, la politique étatique concluait que l’identité romani doit être supprimée, d’où des règlements législatives drastiques à l’égard des Tsiganes. Ainsi, les années 1970 amènent, plus qu’une politique d’invisibilité, un programme de destruction ethnique des groupes Tsiganes.

13En Roumanie, le pays de l’Est avec le plus grand nombre de Tsiganes au monde, les politiques envers les minoritaires tsiganes ont connues des fluctuations. Ainsi, durant la première moitié du XXe siècle, les Tsiganes de la Roumanie ont connu des situations prospères et uniques. Pourtant, la « bataille de la terre » de 1907 n’a pas impliqué la population romani du pays. De plus, les années d’après la Première Guerre mondiale amènent une consolidation des attitudes nationalistes, à la suite de l’Unification (1918) de la Transylvanie avec la « mère »-Roumanie. Mais ce contexte amène aussi d’importants règlements positifs pour la population tsigane comme minorité. Cette situation prend fin en 1938, avec l’instauration de la dictature royale, plus tard en devenant dictature militaire. Celle-ci a suspendu la constitution qui prévoyait les droits minoritaires, en instaurant le régime politique hyper nationaliste de la Garde de fer. Comme dans d’autres pays, la Seconde Guerre mondiale amène, en Roumanie aussi, l’holocauste tsigane. Avec l’instauration du communisme, le statut d’ethnie accordé aux Tsiganes leur a laissé un certain droit à l’existence en tant que minorité. Les programmes d’intégration y ont été complexes et persévérantes, même s’il y a eu des situations de coercition. À partir des années 1970, les Tsiganes ne sont plus enregistrés en tant que tels dans leurs papiers comme minorité, afin de les « mieux intégrer ». En effet, en déclarant la volonté de ne plus discriminer les Tsiganes, le régime communiste roumain a performé un effacement systématique de leur nombre dans les statistiques : il fallait que « le problème tsigane » cesse d’exister. Et il fallait aussi faire disparaître les paysages tsiganes de type tabor de tout espace « national » (Fraser, 1992 : 275-285 ; Stewart, 1997 : 1-16, 112-133).

14Pourtant, avec tous les efforts du communisme d’effacer les différences tsiganes, le tabor reste encore une réalité — de la Roumanie et de l’Est. Au contraire, pendant le communisme, le tabor gagne de plus en plus l’aspect de la ghettoïsation, c’est-à-dire de la visibilité spatiale, autant au bord des villages que dans les villes. Les territoires tsiganes deviennent donc des découpages clos de l’espace physique, qui renferment des communautés largement différentes du point de vue social et culturel. Le « Nous » (les Tsiganes) et les Gadjé (les non Tsiganes) constituent depuis toujours, selon M. Stewart, une opposition socioculturelle. Celle-ci ne disparaît pas avec la sédentarisation communiste, malgré la théorie communiste de l’assimilation. Les liens avec les populations locales ne sont pas de nature sociale ou culturelle, elles ne sont qu’économiques — même quand il s’agit d’une cohabitation de plusieurs décennies (Muresan, 2003). Dans cette logique, ces deux univers — celui du « nomade » et celui du sédentaire — ne se sont entrecroisés que très peu ; ils sont restés plutôt tangentiels. Ce paradoxe n’est pas du tout gratuit. Des pratiques socioculturelles du rapport tsigane à l’espace de l’autre, sédentaire, le montre bien. Mon approche empirique d’un tabor tsigane de la Transylvanie postcommuniste (une des trois provinces historiques de la Roumanie) peut y apporter certains éclairages.

2. Le tabor comme habitat. Étude de cas sur la communauté tsigane de Stana

15Faire un tableau de la situation actuelle d’un tabor tsigane postcommuniste de la Roumanie, en tant que territoire entre-deux perçu par mon regard d’ethnologue, constitue le dernier point de ce travail. Il faut d’abord noter que la politique face aux minorités ethniques, à l’Est, après la chute du communisme (1989, en Roumanie), donne toute la place à leur (re)visibilité. Les Tsiganes se sont montrés de nouveau plus problématiques que jamais et leurs tabors plus visibles et au carrefour des conflits sociaux, en Roumanie comme en Tchéquie et Slovaquie. Quant à la mobilité tsigane, elle aussi est bien ressuscitée, même si avec le qualificatif de « temporaire ». Si quelqu’un à l’intérêt d’écouter le film Gadjo Dilo (1997) de Tony Gattlif, interdit dans la Roumanie démocratique, il peut se faire une image assez réaliste et directe des aspects problématiques que les tabors y connaissent.

16De la même manière directe se sont déroulées mes courtes enquêtes de terrain auprès des groupes tsiganes de la région nord-ouest carpatique, entre 1999 et 2004. Elles m’ont permis de comprendre « au ras du sol » comment le tabor tsigane y sort du paysage rural habituel. Je ferai donc une présentation « directe » de la plus nombreuse communauté tsigane du nord-ouest de la Transylvanie. Il s’agit de la communauté des Tsiganes « romanesti », « vlahi », ce qui veut dire « roumainophones », de Stana, au département de Satu Mare. Sa première particularité est constituée par la construction de son territoire marginal. Nommé le « village tsigane » ou le « tabor », ce territoire communautaire représente, à mon avis, un bon exemple d’une mise à distance ethno-sociale réciproque de deux proximités spatiales bien différentes : les Tsiganes et les Roumains. Les deux groupes ont leurs propres raisons, logiques et pratiques de se mettre à l’espace, leurs propres façons de penser, du point de vue spatial, le monde — sans jamais se partager trop leurs savoir-faire. La mise à distance constitue une stratégie importante au cas des rapports ethniques des Roumains et des Tsiganes de cette communauté. De même, celle-ci est complémentaire à une accentuation de la cohésion interne de chaque groupe qui entre en rapport de cohabitation, dans la mesure où ces groupes sont l’un pour l’autre des altérités radicales. Cette altérité sociale constitue un élément de base des processus de constitution de l’identité d’un groupe — et je me propose de l’examiner ici à trois niveaux analytiques : le discours identitaire ; les pratiques culturelles internes ; et celles des interactions concrètes entre les groupes.

17Ainsi, au cas des Tsiganes de Stana, « l’autre » est constitué par les Roumains voisins. Les deux groupes partagent le même espace villageois. Mais la distance sociale entre eux est grande, on pourrait dire même qu’elle est maximale quant aux premiers deux niveaux analytiques proposés. Cette distance sociale est bien visible dans la structuration spatiale concrète du village de Stana, car il y a deux villages, celui « roumain » et celui « tsiganes ». Les Tsiganes ont occupé, pendant la sédentarisation communiste, un espace du domaine public, celui pour l’élevage d’animaux, au bord du village roumain de Stana. La communauté tsigane était marginale, au début (après la Seconde Guerre mondiale) et comptait seulement quelques familles, selon la « mémoire » des Roumains. Actuellement, les Tsiganes sont bien plus nombreux, plus que 700 gens et ils occupent de plus un plus le village roumain. Au niveau déclaratif, les deux groupes font une nette distinction entre le village roumain et le village tsigane. Pour ce qui est des variations des frontières, la marginalité était au début la caractéristique du village tsigane : c’était celui-ci à la marge du village roumain. Aujourd’hui, la situation est inverse. Les Tsiganes, de plus en plus nombreux, mettent à leur marge les Roumains qui quittent de plus en plus le village, du fait qu’ils sentent que ce sont eux « les marginalisés ». Les Tsiganes commencent à occuper les maisons roumaines et à les adapter à leur mode de vie. Tout ce phénomène connaît des conflits ouverts.

18Cette distance sociale en tension, due au rapport d’altérité maximale que les deux groupes construisent, est-ce qu’elle est maintenue dans le cas de n’importe quelle pratique interactive concrète ? Est-ce qu’il y a une cohérence de facto entre les discours et les actes par lesquels les deux groupes interfèrent ? Voyons donc le premier niveau, celui du discours : la distance est maximale, puisque les Tsiganes sont à l’autre bout du registre identitaire, ils sont vus de manière extrêmement négative par les Roumains, par rapport à d’autres groupes de la région, comme les Hongrois, les Allemands, etc. De même, pour les Tsiganes, les Roumains sont tous dans la même catégorie, ils sont des Gadjé, les autres, ce qui veut dire qu’ils sont au-delà de leur « barrière » identitaire. Pour ce qui est des pratiques socioculturelles internes, je m’arrête pour quelques lignes sur la problématique du mariage, pratique bien importante pour la constitution de deux groupes. La distance est aussi grande, puisque les Tsiganes ont des pratiques matrimoniales entièrement informelles, inconnues à l’extérieur. Par exemple, « le mariage à l’arbre » tient la place du mariage civil et religieux officiel. Toute la communauté y participe, pour légitimer la nouvelle union, qui, parfois, ne résiste pas trop longtemps. Les Roumains ont eux aussi leur procédures de mariage, extrêmement différentes de celles des Tsiganes, et bien complexes : la demande, les règlements de la dote, les préparatifs, le mariage civil et le religieux, la fête de la noce, la deuxième noce, etc. Pour le troisième niveau, celui des pratiques d’interaction, j’aimerais brièvement discuter d’un aspect quotidien, celui de l’habitat : le groupe domestique et le système d’habitation de la maison roumaine et la tsigane. Rien de plus différent dans le paysage « habitationnel » de la région. La maison roumaine est constituée généralement de deux chambres, chacune d’elles prévue pour un couple familial. Le groupe domestique est toujours constitué par deux noyaux familiaux, les vieux et les jeunes, qui partagent l’espace et consomment ensemble tous les produits de l’économie informelle. La maison tsigane est improprement dite un espace domestique. Elle est tout simplement un espace pour dormir, pour ne pas être « sous la pluie ». C’est l’espace public qui compte pour les Tsiganes, la maison ne constitue guère un micro-espace privé où des relations générationnelles se structurent. Comme les Tsiganes occupent aujourd’hui de plus en plus les maisons roumaines, on pourrait s’attendre à des changements quant à leur façon de penser l’habitat. Mais — comme la fonctionnalité précisée de la maison ne change guère — une chambre de moins ou de plus ne devient pas significative pour que le statut provisoire de la spatialité soit modifié.

19Pour mieux comprendre la structuration des espaces tsiganes de type tabor, j’aimerais juste signaler un dernier aspect : au-delà de cette distance maximale et des frontières qui existent entre les Tsiganes et les Roumains dans l’espace du même village, il y a des formes de transgression de ces bords. Ces formes sont constituées surtout par des contacts « économiques », mais qui ne changent toujours pas les « visions » spatiales des Tsiganes. Ceux-ci travaillent pour les Roumains au cours de l’année, aux travaux agricoles, afin de gagner de l’argent et surtout des produits alimentaires. Ou bien ils achètent divers produits bon marchés et ils les revendent à un meilleur prix aux voisins Roumains. Mais le contexte le plus important de contact était, jusqu’à une époque récente, le suivant : les Tsiganes jouaient du violon à toutes les fêtes roumaines (les baptêmes, les mariages, les fêtes religieuses, les danses de dimanche, etc.). Ainsi, le village tsigane de Stana est bien connu dans toute la région roumaine de Codru comme développant une spécificité occupationnelle : celle de « violoneux ». L’introduction des appareils électroniques modernes amène actuellement l’oubli de l’art de jouer du violon, de même que la disparition de cette pratique réelle d’interaction culturelle. Les Tsiganes et les Roumains se rencontrent seulement sur le terrain des travaux agricoles, par la pratique de « napszâm » (travail journalier).

20Pour conclure, au-delà de cet exemple particulier, il me semble pertinent de comprendre le tabor, en tant que « romany word for clan or camp » : en tant qu’il désigne une complexité de formes territoriales du registre entre-deux, c’est-à-dire entre un mode de vie mobile et un autre sédentaire, entre consommation de l’espace et sa structuration communautaire. Certes, les Tsiganes ont connu d’autres formes de construction de l’espace, en dehors de la caravane permanente. Il y avait aussi des formes de camping plus ou moins stable, presque « à la sédentaire ». À partir de l’étude que j’ai développée ici, je peux saisir plusieurs figures de localisation, nommons-les transitoires, issues de la consommation / de la structuration de l’espace « à la tsigane » :

  • (a) nomadisme « classique » permanent / caravanes mobiles, sans domicile fixe (le chariot couvert) ;

  • (b) nomadisme répétitif en étapes / localisation provisoire en campements de caravanes (la tente) ;

  • (c) semi-mobilité, travail / localisation temporaire à l’espace des tabors non permanentes (chaumières, huttes, etc.) ;

  • (d) déplacements, travail / localisation temporaire à l’espace des tabors permanents (des petites maisons en terre séchée, en briques séchées au soleil, parfois en bois ou en briques brûlées).

21Le tabor tsigane, en tant que réalité actuelle de l’Europe de l’Est, correspond aux deux dernières figures ((c) et (d)). Si l’on transporte cette définition à d’autres réalités actuelles, disons occidentales, on peut clairement saisir que le tabor tsigane ne tient guère du nomadisme génétique, mais plutôt de n’importe quel type de semi-mobilité au travail. Mon opinion est que le tabor est un habitat qui se déplace pour des raisons économiques — un habitat configuré mentalement comme « dynamique » par une collectivité (la tsigane), suite à des conditions historiques qui y ont contribué. Dans cette logique, il y a un plan pratique de la production d’un habitat, mais toute pratique suppose une configuration, une logique mentale de structuration, un pattern socio-culturellement appris de penser le temps, l’espace et le monde. Je considère donc que le paradoxe « nomade » des Tsiganes et leur « impossible sédentarisation » viennent de cette double manière spécifique de se positionner au monde. Je situe donc le tabor tsigane au carrefour d’une dimension marchande d’utiliser l’espace et d’une dimension configurationnelle d’un territoire de vie, cette convergence étant de plus en plus actuelle dans la mobilité économique contemporaine, surtout en Occident.

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Bibliographie

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Liégeois, Jean-Pierre, 1983, Les Tsiganes. Paris, La Découverte / Maspero.

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Williams, Patrick (dir.), 1989, Tsiganes : identité, évolution. Paris, Syros.

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Notes

1  « L’image erronée qui rend le Tsigane synonyme d’errant provient pour une part du fait que l’Europe occidentale et les Amériques ont vu, surtout à la fin du XIXe siècle et jusque dans les années 1950, d’amples mouvements migratoires de Tsiganes (du groupe des Rom) venant de l’Est, en particulier Tsiganes kalderas libérés de l’esclavage des principautés roumaines. Certains d’entre eux, après des séjours en Pologne, en Hongrie ou en Russie, sont partis vers l’Europe occidentale et les Amériques où leurs voyages sont continués, mais avec moins d’ampleur pour la plupart d’entre eux. », Liégeois, Jean-Pierre, Les Tsiganes, Paris, La Découverte / Maspero, 1983. p. 59.

2  Pour ce qui est des Tsiganes de l’espace carpatique, selon leurs occupations professionnelles, ils sont fragmentés en plusieurs sous-groupes : Chaudronniers, Rétameurs, Monteurs d’ours, Travailleurs des métaux, Travailleurs du bois, Lautari (les Musiciens), etc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alina Nogradi, « Le tabor tsigane de l’espace carpatique : entre route et habitat ? »Conserveries mémorielles [En ligne], #1 | 2006, mis en ligne le 01 octobre 2006, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cm/300

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